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Le 6 mars 2022, l’artiste nigérienne Isabel Okoro dévoilait son exposition individuelle magic dreams au Mason Studio de Toronto dans le cadre de la résidence 6ft (a)part – une initiative de FLDWRK et de DesignTO.
Avec magic dreams, Okoro explore les liens entre « la mère patrie et la diaspora, et imagine un monde rêvé, éternel, où la mémoire de nos proches et des personnes qui croisent notre chemin est immortalisée ». Elle soulève trois questions centrales qu’elle adresse à elle-même et au public :
Que reste-t-il lorsque la peur nous habite ?
Qui a dit qu’il n’y avait rien d’autre que la vérité ?
En quels rêves croyons-nous vraiment ?
Ces questions ont pris la forme de trois « portails » de compréhension et d’interaction – et d’une vidéo de six minutes tournée spécialement pour l’exposition – à travers lesquels l’artiste en résidence a établi des rapports entre l’art, l’architecture et le design.
Les méthodes utilisées s’appuient sur des éléments concrets dont l’essence intangible a été révélée au cours de la résidence de trois mois : relations interpersonnelles, communautés, histoires communes, expériences partagées, liens familiaux et amicaux.
Par le biais d’une expérience ancrée dans l’espace, dans un environnement créé de toute pièce où vos œuvres bidimensionnelles deviennent tridimensionnelles, vous cherchez à combler le fossé entre l’art et l’architecture. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette démarche ?
Il s’agit pour moi d’une progression linéaire.
Ça commence avec l’art, avec les histoires, l’esthétique ou les représentations auxquelles je pense. Ensuite, c’est la phase de conception : je pense aux différentes manières de représenter ces idées pour qu’elles trouvent écho à l’extérieur de moi-même. Comment être certaine que c’est faisable ? Comment m’assurer que je peux réellement donner vie au projet ?
C’est un peu comme pour les premières étapes d’un projet d’architecture. Dans le contexte de cette résidence, j’ai amorcé ma réflexion en pensant à l’art et je me suis posé certaines questions. Quelles sont les histoires que j’essaie de raconter ? Comment les présenter ? Je me suis ensuite attaquée à la conception du portail, puis à celle des structures circulaires… une progression toute naturelle.
L’architecture relève de l’art et du design, le design relève de l’art et de l’architecture. Ces éléments se répondent et forment un tout, ils façonnent notre expérience et notre vision du monde.
Comment vous est venue l’idée des portails et des seuils qu’ils permettent de franchir ? Chaque portail représente un thème différent que vous avez exploré durant votre résidence, mais on en fait l’expérience de façon séquentielle.
En soumettant ma candidature pour la résidence, je savais déjà que je voulais créer une œuvre axée sur le concept de normatopie.
J’y voyais l’occasion d’explorer le thème du périple et de réfléchir à ce qui se passe quand on entre dans un lieu, quand on s’y déplace, et à la façon dont le design et l’art façonnent notre expérience de l’espace de la même manière.
Je me demandais comment j’allais faire dialoguer ces structures circulaires au style sophistiqué avec mes rêves, plus désordonnés et enfantins. Comment trouver l’équilibre entre la sophistication du design et la vraie vie ? C’est ce qu’on se demande en tant qu’artiste quand on aborde l’espace.
En général, j’aime les styles plus épurés, mais mes rêves et mes idées ont quelque chose de chaotique. J’ai donc pensé qu’il me fallait entreprendre ce projet artistique comme je l’aurais fait enfant : en collant intuitivement des éléments au mur, en coupant des formes sans suivre de lignes droites (puisque tout n’est pas en ligne droite) et en invitant les gens à écrire sur les murs.
Qu’en est-il des questions que vous soulevez avec ces portails ?
Avec le premier portail, je demande « Que reste-t-il lorsque la peur nous habite ? » C’est une question qui part de ma mère, de mes souvenirs d’enfance, de mon jeune moi, d’une petite Isabel. Quand je pense à ma tendre enfance, je revois un univers brillant aux couleurs vives, et je me rends compte que beaucoup de mes rêves proviennent de cet univers.
Avec le second, j’invite mes amis à témoigner de leur propre vérité. « Qui a dit qu’il n’y avait rien d’autre que la vérité ? » : en d’autres mots, qui décide de ce qui est vrai ? Quand on réalise que chacun détient une part de la vérité, on comprend que tout ce qui est présenté comme « vrai » ne l’est pas nécessairement.
Vous demandez aux visiteurs de réfléchir à leurs rêves et à leurs expériences avec la troisième question : « En quels rêves croyons-nous vraiment ? » À ce portail, vous les invitez à consigner leurs propres impressions. Qu’avez-vous appris des notes laissées par le public ?
Qu’au fond, nous aspirons et rêvons tous à quelque chose de mieux, de meilleur. Et que, parfois, notre environnement nous force à abandonner certains rêves : on nous dit que nous sommes naïfs d’y croire, qu’il suffit de regarder autour de nous pour comprendre que tout est foutu.
Je pense que nous pouvons nous en sortir en exprimant le désir de changer les choses. C’est le seul moyen de matérialiser nos rêves. Il suffit parfois d’une simple question comme celle-ci pour nous rappeler que nous avons le droit de rêver. Nous avons le droit d’avoir d’autres rêves que ceux qui nous sont imposés. Nous pouvons rêver à ce que nous voulons, à ce qui est vrai pour nous.
En regardant vos photographies, on a vraiment l’impression d’être dans deux mondes, à Lagos et à Toronto. Quelle place accordez-vous à la communauté dans vos projets ?
J’ai vite compris que nous avons tous besoin des autres. Personne n’y échappe : la vie est ainsi faite.
Même d’un point de vue scientifique, les êtres humains évoluent en communauté. Rien ne va si, dans l’existence, nous ne sommes pas accompagnés par des groupes de personnes qui nous ressemblent.
C’est très important pour moi d’être entourée de gens, de personnes qui m’aident à créer ou qui sont là simplement parce qu’elles font partie de la communauté. Et c’est particulièrement important dans ma pratique, parce que ça m’apporte d’autres perspectives. Une œuvre doit refléter plusieurs perspectives, sinon elle ne sert à rien et ne trouve écho que chez l’artiste qui l’a créée. Elle est alors sans intérêt.
J’aime m’ouvrir à une multitude de points de vue, c’est rafraîchissant et ça donne un caractère universel à mon travail. En représentant la communauté dans mes œuvres, je les rends accessibles à un plus grand nombre de personnes.
Je crée pour survivre. Et parce que l’art est mon moyen de subsistance, je garde en tête ces idées et sentiments que je dois aborder. J’invite tout le monde à s’approprier mon travail, à m’accompagner dans ce périple, parce que je me dis que ça peut aider mon prochain. L’idée que mon travail puisse bénéficier à d’autres, qu’on puisse interagir avec mes œuvres et y prendre part, me tient réellement à cœur.
Apprenez-en plus sur la démarche artistique d’Isabel Okoro pour magic dreams et sur la résidence 6ft (a)part de FLDWRK et de DesignTO.